Le problème de l'identité sexuelle

Cet article a été repris sous une forme un peu raccourcie dans Parages, la revue littéraire des élèves de l'Ecole; ce qui ne veut pas dire qu'il n'est pas intéressant.


L’expression " identité sexuelle " suppose que tout le monde a à la fois un sexe bien établi (à savoir le sexe biologique masculin ou féminin), et une sexualité arrêtée qui suppose un choix d’objet sexuel bien fixé (à savoir les hommes ou les femmes), que ce choix d’objet soit homosexuel ou hétérosexuel. L’" identité sexuelle " ne laisse donc aucune marge de liberté, aucun libre espace de jeu qui prendrait place dans le devenir : la sexualité et le sexe de l’individu doivent selon cette expression s’exprimer sous une forme fixée pour la vie. Or cette ontologie sexuelle devient problématique quand on tente de la lier au problème de l’identité d’une personne, c’est-à-dire de ses désirs, de ses goûts en devenir. L’identité sexuelle est une des premières questions qui se pose à nous quand nous essayons de penser notre propre personne.

Peu de personnes ayant une identité sexuelle fixe à la fois au niveau de leur sexe et au niveau de leur sexualité, une identité qui correspond au schéma homme/femme avec une sexualité hétérosexuelle, se posent vraiment la question du choix de leur genre (masculin ou féminin) ou du choix de leur objet sexuel. Mais ce problème de l’identité sexuelle se pose de façon aiguë au sein de l’expérience de l’homosexualité, de la bisexualité et de la transsexualité, et apporte des éléments de réflexion pour tous les individus, même hétérosexuels.

Il s’agit donc, à partir de ces expériences de sexualités dites déviantes ou du moins périphériques, de tenter de définir des repères permettant de constituer sa propre identité sexuelle sans y perdre sa personnalité. Car le choix d’une orientation sexuelle doit-il nécessairement décider de notre personnalité ? Le fait de nous sentir plus ou moins masculin ou féminin en dépit de notre sexe biologique influe-t-il sur notre orientation sexuelle ?

Masculin(e) ou féminin(e) ?

Il convient de s’intéresser prioritairement au problème de la définition de l’individu en fonction des catégories génériques que sont le masculin ou le féminin, puisque cette définition du sujet par lui-même correspond à la première question identitaire de l’individu.

à la naissance d’un enfant, la première question qui se pose est de savoir s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille. Une fois déterminé le sexe biologique de l’enfant, celui-ci grandit socialement en tant que fille ou garçon et se reconnaît comme tel au moment de la puberté. Cette détermination de l’identité de l’individu le poursuit ensuite toute sa vie, par le biais du regard de sa famille, de son éducation, de la société et de son état civil, de ses amis. Or s’ajoute à cette détermination du sexe biologique de l’individu le problème des catégories génériques que sont masculin et féminin. Ainsi, selon les définitions qu’établit R. J. Stoller dans Masculin ou féminin, on peut distinguer le sexe, qui renvoie à un domaine biologique, du genre (identité de genre) qui est un état psychologique recouvrant la féminité et la masculinité. Pour lui, " le terme identité de genre renvoie au mélange de masculinité et de féminité dans un individu, ce qui implique que l’on trouve et la masculinité et la féminité chez chacun, mais sous des formes différentes et à des degrés différents1  ". L’intérêt du concept d’identité de genre se révèle devant la constatation que certaines personnes peuvent éprouver psychologiquement un décalage par rapport au sexe qui leur a été assigné biologiquement. Et c’est là que le beau schéma sexe biologique masculin, identité masculine et sexe féminin, identité féminine vole en éclats. Car dans ce cas, l’individu ne se reconnaît plus dans les déterminations sociales de sa personne en fonction de son sexe biologique. Il y va donc de la sauvegarde de son identité personnelle de se situer délibérément en décalage par rapport au sexe qu’on lui a attribué et de reconstruire son image de soi.

Le problème de déterminer sa propre identité en fonction des genres masculin/féminin se pose pour tous les individus, et ceci de façon souvent pressante car il y va de la constitution de l’image de soi par rapport à soi, mais surtout par rapport aux autres. Ainsi, chaque individu dispose d’une part de masculinité et de féminité en lui, mais il convient de préciser que la masculinité éprouvée par une femme sera différente de la masculinité d’un homme et vice-versa. Il existe donc une androgynie plus ou moins forte chez tous les êtres humains, ce qui a été théorisé par de nombreux psychanalystes. Affirmée par Freud, cette théorie a été reprise par Groddeck qui affirme qu’il " est toujours épineux d’admettre des oppositions de qualité entre la femme et l’homme ; cependant, il ne faut pas oublier qu’en réalité, il n’y a ni femme, ni homme, mais que chaque être humain est un mélange d’homme et de femme2  ". Une fois opéré théoriquement le partage du psychisme de l’individu entre une partie masculine et une partie féminine, il n’en reste pas moins que les sujets se définissent cependant prioritairement en tant que femme ou homme dans la mesure où la féminité ou la masculinité joue un rôle prépondérant dans la constitution de leur personne, en fonction des repères sociaux les aidant à se constituer en tant qu’individu masculin ou féminin.

Le problème de l’androgyne

Cependant, cette identité sexuelle de soi qu’on tente de forger à partir d’une prédominance de caractères masculins ou féminins en soi butte sur le problème de l’androgyne, de l’individu qui se sent également homme et femme. Il s’agit alors d’étudier le phénomène d’une bisexualité psychique radicale, extrême, et de tirer les conséquences que cela peut avoir sur le sujet en voie de constitution. Le problème est de savoir si cette dualité psychique, cette bisexualité psychique est liée à une sorte de bisexualité biologique (c’est-à-dire à une forme atténuée d’hermaphrodisme). Ce problème constitue le point d’affrontement entre Freud et Fliess, le premier affirmant que la bisexualité psychique ne dépend pas d’une bisexualité biologique tandis que le second admet que la bisexualité psychique découle d’une bisexualité biologique. Or il me semble que le problème de savoir si, pour se forger une identité sexuelle, il faut se fonder sur notre aspect corporel ou sur nos sensations personnelles est mal posé. En effet, il est évident que l’hermaphrodite se sentira à la fois homme ou femme. Mais il n’est pas obligatoire de posséder des prédispositions corporelles qui mènent à un trouble des catégories génériques sexuelles pour se sentir à la fois homme et femme.

Le problème doit donc être dépassé par l’étude de la façon dont se développe l’image identitaire que nous avons de nous-mêmes. Ainsi, Stoller dissocie le sexe biologique de la personne et le genre qu’elle choisira d’assumer (que ce physique soit double, c’est-à-dire présentant des caractères d’hermaphrodisme, ou simple, et que ce genre soit le masculin, le féminin ou les deux). Il affirme ainsi que " le sexe et le genre ne sont pas nécessairement liés. […] La masculinité, ou la féminité, est définie ici comme toute qualité ressentie comme masculine ou féminine par son possesseur. Autrement dit, la masculinité ou la féminité est une croyance — […] — et non un fait indéniable. En plus d’une disposition biologique, on tire ces croyances des attitudes parentales, en particulier, dans l’enfance, ces attitudes étant plus ou moins celles adoptées par la société en général, filtrées par les personnalités idiosyncrasiques des parents ". Notre identité de genre est une croyance qui découle des croyances de nos parents et de notre entourage concernant leur masculinité ou leur féminité. Ensuite, elle est à son tour une croyance " que l’assignation de son sexe a été anatomiquement et psychologiquement correcte3  ". Il s’agit donc de se forger soi-même sa propre identité en la faisant reconnaître comme telle par notre entourage en fonction de ce qu’on ressent et non en fonction de nos prédispositions corporelles pour l’un ou (et) l’autre sexe.

Mais l’affirmation d’une identité androgyne, double, et par là-même trouble pour autrui, pose des problèmes tant au niveau de la constitution de l’individu qu’au niveau de son acceptation par autrui. On peut considérer ce statut ambivalent de l’androgyne (psychique ou biologique) sous deux angles : sous celui d’un individu qui serait asexué ou extrêmement instable au point de ne pas savoir qui il est, ou sous celui d’un individu sur-sexué, complet, pleinement épanoui par le fantasme d’être à la fois l’un et l’autre sexe (ce qui montre à quel point notre identité sexuelle découle d’une croyance). Ovide nous livre cette ambiguïté de l’androgyne dans son récit du mythe de Salmacis et Hermaphrodite au livre IV de ses Métamorphoses. Hermaphrodite et Salmacis sont enlacés jusqu’à se confondre en un seul être, considéré soit comme sexuellement indéterminé, soit comme un être double. Cet être n’est ni l’un ni l’autre (neutrumque) ni l’un et l’autre (utrumque). Le bisexuel est donc soit asexué, soit sur-sexué. Or il semble que ces deux acceptions de soi soient déterminées par la vision qu’a de son genre l’individu et la dimension qu’il donne à sa sexualité. Selon l’image de soi ambitieuse ou dévalorisante que le bisexuel constituera de lui-même, il se donnera une identité sexuelle, et se sentira soit asexué, soit sur-sexué. Mais dans les deux cas, les androgynes feront en quelque sorte éclater la différence masculin/féminin, car ils en seront un mélange unique.

On constate donc qu’il est très difficile de répondre à la question de l’identité sexuelle à la lumière de la personnalité complexe des individus, dans la mesure où les concepts de masculin et féminin sont mal définis eux-mêmes, qu’ils sont la plupart du temps présents chez tous les individus, mais selon des facettes et des proportions extrêmement changeantes d’un individu à l’autre. La seule certitude, semble-t-il, à laquelle on peut parvenir, c’est que sa propre identité sexuelle est construite en fonction de sa propre personnalité. Cette image de soi doit être créée par l’individu et considérée par lui comme correspondant à sa personnalité. Elle doit ensuite être reconnue par les autres, de sorte qu’elle devienne une conviction pour tous. Mais il s’agit pour le sujet de toujours rester maître de cette image de soi afin de toujours pouvoir la modifier en fonction de ses propres sensations et sentiments. Ainsi, J. B. Pontalis affirme dans son article " L’insaisissable entre-deux " cette obligation pour l’individu de répondre lui-même, de façon réfléchie et personnelle, à la question de son identité sexuelle, en fonction de paramètres extérieurs qui lui sont imposés (comme masculin/féminin), afin de créer un espace de jeu entre l’identité que nous pouvons avoir pour autrui et l’image que nous avons de nous. Il montre alors que " ce n’est pas trop pour nous d’une vie pour répondre en personne aux réponses déjà données4  ". Or, si nous avons besoin d’une vie pour répondre à la question " de quel sexe suis-je ? ", c’est bien qu’il y a un éclatement des catégories génériques sexuelles masculin/féminin qui aboutit à un manque de repère. Ceci rend la quête de notre propre identité sexuelle plus difficile et sinueuse.

Notre quête d’une identité sexuelle apparaît ensuite d’autant plus brouillée qu’elle s’accompagne d’une quête de notre choix d’objet sexuel. En effet, que nous soyons un homme ou une femme, que nous nous sentions plus ou moins masculin ou plus ou moins féminin, nous pouvons choisir de prendre pour objet de nos désirs les femmes, les hommes ou les deux. Ceci complique alors les choses et brouille les cartes dans notre tentative de nous définir. Il s’agit, au sein de l’étude de la notion d’identité sexuelle, de passer au problème de notre définition de nous-mêmes en tant qu’hétérosexuels, homosexuels ou bisexuels.

Hétérosexuel(le), homosexuel(le) ou bisexuel(le) ?

Dans ce domaine du choix d’objet sexuel règne aussi une dichotomie assez stricte entre homosexualité et hétérosexualité, l’individu devant alors faire un choix (qui souvent va de soi pour les personnes hétérosexuelles dans la mesure où le couple hétérosexuel constitue la norme dans notre société) entre deux types d’objet sexuel. La première question qui se pose à nous est de savoir si des troubles concernant l’identité sexuelle féminin/masculin nous entraîne à nous poser plus facilement des questions sur notre choix d’objet sexuel. Il est assez répandu socialement que les homosexuels sont plutôt féminins et que les lesbiennes sont assez masculines. Mais ceci ne correspond pas à la réalité de tous les homosexuels et paraît être une généralisation abusive. Freud, déjà à son époque, dénonce cet amalgame entre l’identité de genre (féminin/masculin) et l’identité sexuelle se situant au niveau de notre sexualité. Il affirme ainsi qu’" un homme présentant d’une manière prépondérante des caractères masculins, et qui montre aussi le type masculin de la vie amoureuse, peut cependant être un inverti du point de vue de l’objet, et n’aimer que des hommes au lieu de femmes. Un homme dans le caractère duquel les traits féminins l’emportent d’une manière aveuglante, qui va jusqu’à se comporter comme une femme dans l’amour, devrait être aiguillé par cette position féminine vers l’objet d’amour masculin ; mais il peut malgré tout être un hétérosexuel, et ne pas montrer plus d’inversion du point de vue de l’objet qu’un individu absolument normal. La même chose vaut aussi pour les femmes : chez elles non plus, caractère sexuel psychique et choix d’objet ne sont pas unis par une relation fixe de coïncidence.5  " Il y a donc trois types de composantes (pas forcément liées entre elles) qu’il faut prendre en compte pour le problème de l’identité sexuelle :

Freud explique cette dissociation entre les caractères sexuels psychiques d’un individu et son choix d’objet sexuel à partir de l’étude du cas d’une jeune fille homosexuelle chez laquelle il n’a pas repéré un comportement spécialement masculin, et qui pourtant est fortement attirée par les femmes.

Cependant, s’il est important de préciser que le choix d’objet sexuel ne dépend pas directement d’une position psychique féminine ou masculine de l’individu (ce qui brouille fortement les repères nous permettant de nous forger une identité sexuelle), il convient aussi de montrer que, de même que tout être humain dispose de caractères féminins et de caractères masculins, il apparaît que toute personne possède des tendances à la fois homosexuelles et hétérosexuelles. La psychanalyse constate une bisexualité psychique importante chez tous au niveau de la sexualité. Freud aborde cette question de la bisexualité à partir d’études sur l’hystérie. En effet, il a établi que " chez tous les névrosés (sans exception), on constate dans l’inconscient des velléités d’inversion, des tendances à fixer la libido sur une personne de leur sexe6  ". Ceci prouve selon lui que " la constitution supposée bisexuelle de l’être humain se laisse saisir avec une particulière clarté par l’analyse des psychonévroses7  ". Freud ne développe donc pas une véritable théorie de la bisexualité, mais se sert de ce concept comme d’un outil de travail lui permettant d’expliquer les phénomènes des névroses.

La seule acception positive de la bisexualité par Freud appartient au domaine du discours concernant les modalités du choix d’objet sexuel chez l’individu. Il explique que " notre libido à tous hésite normalement la vie durant entre l’objet masculin et l’objet féminin […]. Assurément, chez un être où cette oscillation est si fondamentale et si définitive, notre présomption se dirige vers un facteur particulier favorisant d’une manière décisive l’un ou l’autre côté, et qui n’a peut-être attendu que le moment opportun pour accomplir le choix d’objet dans son propre sens8  ". Ce qui intéresse donc Freud, c’est de savoir comment s’effectue le choix d’objet sexuel, ce qui permettrait de remonter aux racines de la constitution de notre identité sexuelle. Or, à cette question, Freud ne trouve pas de réponse précise. Pour lui, le choix de l’objet sexuel d’un individu demeure déterminé par des circonstances difficilement appréciables. La constitution d’une identité sexuelle homosexuelle, hétérosexuelle ou bisexuelle apparaît alors problématique, et il est difficile pour l’individu de savoir exactement si certaines amitiés teintées d’homosexualité doivent le pousser à envisager le fait d’être homosexuel ou non. C’est donc à l’individu que revient le choix de son objet sexuel et de trouver les réponses de ce choix dans son propre développement personnel.

Mais les repères entre homosexualité et hétérosexualité se troublent quand on rétablit une bisexualité radicale de tout être humain qui serait en quelque sorte virtuelle, et qu’on dissout tout ce qui se cache derrière les notions d’hétérosexuel et d’homosexuel. Groddeck montre que tous les êtres humains possèdent virtuellement, de façon plus ou moins grande, des goûts à la fois pour l’un et l’autre sexe, et qu’ils sont tous plus ou moins bisexuels toute leur vie. Ceci ne signifie pas que tous les hommes sont bisexuels dans leurs pratiques sexuelles, mais qu’ils ne peuvent être toujours rangés de façon stricte dans des catégories comme homosexuels, hétérosexuels ou bisexuels pour toute leur vie.

Pour les individus qui se posent la question de leur identité sexuelle, et qui de ce fait considèrent cette identité comme encore instable, détruire les catégories d’homosexuel, d’hétérosexuel, de masculin ou de féminin leur rend donc une certaine liberté leur permettant de se construire eux-mêmes selon ce qu’ils ressentent. Pour ceux qui ne se posent la question de leur identité sexuelle que par principe, il semble qu’ils pourront y répondre selon les catégories socialement définies de masculin, féminin, hétérosexuel, et que les questions soulevées par l’homosexualité, la bisexualité les feront tout au plus réfléchir, mais n’infléchiront pas leur comportement correspondant à leurs désirs. Mais pour ceux qui s’emprisonnent dans ces catégories, qui se définissent selon elles avant de se connaître vraiment eux-mêmes, la question de l’identité sexuelle apparaît mal posée.

On peut alors se demander pourquoi, pour se définir en tant que sujet, l’individu a besoin de recourir à ces catégories figées qui ne correspondent dans la réalité qu’à de vagues oppositions. Est-on vraiment obligé de rechercher quelle est notre véritable identité sexuelle pour savoir qui nous sommes ? Ne pouvons-nous pas nous définir par des sensations, des états d’esprit qui forment une certaine identité, mais une identité qui n’en serait pas vraiment une dans le sens où elle ne serait pas figée mais ouverte aux divers possibles de notre évolution, une identité créatrice ?

Libérations

Si la psychanalyse se sent le devoir d’analyser quelle est notre part de masculinité, de féminité, d’hétérosexualité et d’homosexualité d’où le sujet acquiert sa propre identité sexuelle, il n’en reste pas moins qu’elle ne parvient pas, avec ses catégories, à cerner notre personnalité et notre véritable identité sexuelle, dans la mesure où elle se sert de ces catégories qu’elle théorise pour définir l’individu. Pour Michel Foucault, la psychanalyse (parmi tant d’autres structures qui jouent le même rôle comme la confession, l’éducation, la société, le pouvoir, etc.) s’évertuerait en fait à nous faire dire ce que nous sommes dans des termes qui ne nous conviennent pas forcément. Ce qui frappe en Occident où s’est constituée une science sexuelle (c’est-à-dire un besoin de savoir tout ce qui touche à la sexualité), c’est qu’il s’y est développée une " volonté de savoir à ce point impérieuse, et dans laquelle nous sommes si enveloppés, que nous en sommes arrivés non seulement à chercher la vérité du sexe, mais à lui demander notre propre vérité9  ". En nous demandant de décliner notre identité sexuelle quasiment avant notre identité propre, les sociétés occidentales nous poussent à nous définir sexuellement selon des paramètres qui ne nous correspondent pas, à nous définir sexuellement avant de prendre en compte ce que peut être notre propre personnalité (l’inverse serait plus bénéfique pour l’individu). Pour Foucault, depuis le christianisme s’est développée la pratique de la confession qui tente de subjectiver les individus selon des repères bien définis, les obligeant à avouer leur sexualité. Les individus sont alors enfermés dans leur propre discours sur eux-mêmes. Le christianisme ayant au début exigé des individus de dévoiler leur identité sexuelle, la psychanalyse et le pouvoir ont ensuite pris le relais de cette obligation d’avouer notre identité sexuelle. Or nous ne sommes pas toujours en mesure de répondre à cette question dans les termes que nous proposent ces instances pour nous définir.

Michel Foucault s’appuie sur l’exemple d’Herculine Barbin pour démontrer ce malaise de l’individu qui doit se définir sexuellement, alors que par nature il ne peut pas répondre à cette question, car les termes qui pourraient exprimer sa personnalité sexuelle n’existent pas. Herculine Barbin était une personne hermaphrodite, élevée comme une fille dans un couvent, mais qui a été déclarée être un garçon suite à une analyse médicale. Quand on lit ses mémoires10, on est stupéfait devant le fait qu’à aucun moment, Herculine ne tente de définir quel est son vrai sexe et si, du fait de son amour pour les femmes, elle est homosexuelle ou hétérosexuelle. Foucault nous livre ainsi ses impressions à la lecture de ces mémoires en ces termes : " ce qui m’a le plus frappé dans le récit d’Herculine Barbin, c’est que, dans son cas, il n’existe pas de vrai sexe. Le concept d’appartenance de tout individu à un sexe déterminé a été formulé par les médecins et les juristes seulement au XVIIIe siècle environ. Mais, en réalité, peut-on soutenir que chacun dispose d’un vrai sexe et que le problème du plaisir se pose en fonction de ce prétendu vrai sexe, c’est-à-dire du sexe que chacun devrait assumer, ou découvrir, s’il est occulté par une anomalie anatomique ? Tel est le problème de fond soulevé par le cas d’Herculine. Dans la civilisation moderne, on exige une correspondance rigoureuse entre le sexe anatomique, le sexe juridique, le sexe social : ces sexes doivent coïncider et nous rangent dans une des deux colonnes de la société11  ". On se rend compte que si on exige cette correspondance pour certaines personnes qui ne sont pas capables de décliner une identité sexuelle claire, on les jette dans une confusion et un malaise sans nom. Herculine a connu cette confusion à partir du moment où elle a été déclarée médicalement et juridiquement homme, alors qu’elle avait vécu jusqu’alors comme une femme. Cette confusion l’amènera à se suicider. Bien sûr, ce cas est un cas extrême, mais on peut en conclure que l’exigence de décliner une identité sexuelle peut être destructrice de l’individu lui-même, de ses capacités créatrices en matière de sexualité, ainsi que de ses possibilités personnelles d’évolution.

C’est alors que Foucault propose une série de libérations par rapport à la question de l’identité sexuelle en démontant les ressorts qui nous poussent à répondre à cette question.

Tout d’abord, comme nous avons pu le voir en filigrane, il opère une libération par rapport à l’aveu (plus communément généralisé aujourd’hui sous le nom de coming out). Dans La volonté de savoir, Foucault envisage le discours sur le sexe comme un discours qui n’est pas libre, mais qui est commandé par le pouvoir : ainsi, il affirme que le sexe est " l’élément le plus spéculatif, le plus idéal, le plus intérieur aussi dans le dispositif de sexualité que le pouvoir organise dans ses prises sur les corps, leur matérialité, leurs forces, leurs énergies, leurs sensations, leurs plaisirs12  ". En voulant maîtriser la sexualité de chacun, le pouvoir cherche alors à mieux connaître les formes de sexualités se situant au dehors de la norme de la sexualité des couples hétérosexuels en faisant parler les marginaux. Ainsi se crée toute une obligation d’avouer ce que l’on est, quelle sorte de personnes nous aimons, et quels partenaires sexuels nous choisissons.

Pour Foucault, lors de l’explosion discursive des XVIIIe et XIXe siècles sur le sexe, se situe l’apparition du nouveau phénomène de l’aveu forcé des formes de sexualités vécues en dehors du couple légitime, aveu qui prend le relais du système chrétien de la confession. On extrait ainsi la dimension contre-nature de ces sexualités périphériques et on essaye alors de les enfermer dans leur propre discours.

Mais ce discours n’est pas vraiment le leur et ne peut apparaître comme une libération puisqu’il est commandé par le pouvoir. C’est ici qu’intervient alors la véritable libération qu’opère Foucault en montrant la non-nécessité de l’aveu, en démontant la mécanique du coming out qui démontre le rôle qu’y joue le pouvoir, alors qu’on pense justement s’en libérer en parlant de ce que l’on est. C’est cette ironie du sort que dévoile l’auteur à juste titre, et qui nous permet alors de nous libérer de l’obligation de l’aveu. Cependant, il convient de nuancer cette position, car si la psychanalyse (un instrument de pouvoir) nous oblige à nous définir sexuellement selon des catégories dépassées, il n’en reste pas moins que c’est grâce en partie au discours psychanalytique que l’homosexualité a été reconnue comme naturelle, étant donné que la bisexualité, en tant qu’existence virtuelle de désirs pour l’un et l’autre sexe chez tous, est le fait de tous les individus. De la même façon, l’aveu de notre identité sexuelle sous forme de catégories a permis par exemple l’émergence d’une communauté homosexuelle qui a pu mener des actions politiques pour la reconnaissance de ses droits. Foucault est alors d’accord avec le fait que " l’identité sexuelle a été très utile politiquement13  ". Mais cette constitution d’une identité communautaire ne doit pas enfermer les individus dans un certaine image de l’homosexuel.

C’est alors qu’intervient une deuxième libération qu’apporte Foucault dans le domaine du problème de l’identité sexuelle, par rapport au pouvoir et aux formes délimitées par le pouvoir des sexualités périphériques.

Se libérer de l’aveu forcé équivaut à se libérer du pouvoir en l’empêchant de pénétrer ce qui nous est le plus intime, notre sexualité, nos désirs, nos envies, nos plaisirs. Le plus souvent, se livrer à des pratiques sexuelles périphériques est vécu comme quelque chose d’interdit, crée une culpabilité et nous fait intérioriser cette obligation de l’aveu, nous faisant ainsi oublier que cet aveu et cette volonté de nous clarifier par rapport aux autres ne nous sont pas naturelles et sont commandés par une structure de pouvoir que nous avons reçue en nous.

Mais en même temps que nous pouvons nous libérer de ce discours forcé sur ce que nous sommes, nous pouvons le faire de l’image et de la représentation d’une sorte de communauté des homosexuels et bisexuels telle que l’ont délimitée le pouvoir et le discours sur le sexe. En effet, en même temps que les homosexuels ont commencé à avouer ce qu’ils étaient, s’est constituée une sorte d’identité de l’homosexuel. Ainsi, Foucault montre que " cette chasse nouvelle aux sexualités périphériques entraîne une incorporation des perversions et une spécification nouvelle des individus. [...] L’homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité.14 " Ainsi, l’identité de quelqu’un qui se découvre homosexuel n’échappe pas au déterminisme de ce qu’est sa communauté, communauté dont les contours sont dessinés par le pouvoir, à laquelle il croit désormais nécessairement appartenir. L’identité sexuelle de l’individu fait qu’un certain mode de vie, une certaine histoire sont collées immédiatement sur sa personnalité, alors que son identité globale ne correspond pas toujours à l’identité des personnes militant dans la communauté homosexuelle.

à ses individus qui se découvrent déviants par rapport à la sexualité hétérosexuelle généralement admise, Foucault offre alors la possibilité de se définir personnellement, et non selon des critères qui sont imposés de l’extérieur à un individu et qui ne lui correspondent pas complètement. Cela permet aux individus non plus de se définir selon des critères socialement et politiquement constitués au sein du discours produit autour des sexualités déviantes, mais de se définir avant tout en tant que personne singulière. Foucault montre ainsi que si l’identité sexuelle est très utile politiquement en tant qu’elle instaure un langage avec le pouvoir en place et se constitue par rapport à lui, c’est néanmoins " une identité qui nous limite et [il] pense que nous avons (et pouvons avoir) le droit d’être libres15  ".

Ici se situe la troisième libération qu’opère Foucault, à savoir la libération en tant qu’individu, du fait qu’il se découvre ouvert à tous les devenirs possibles. Il peut se libérer des carcans sociaux contenus dans les identités sexuelles se proposant à lui, afin de vivre sa sexualité en fonction de ses désirs, sans en refouler aucun.

Dans la mesure où Foucault libère les individus d’une identité sexuelle qui serait politiquement ou socialement élaborée, il leur redonne toute leur potentialité s’exerçant au sein d’un devenir, en les amenant à se considérer à la fois en tant qu’individus éprouvant le désir de vivre une sexualité périphérique et à la fois en tant que personnes. Il n’y a alors plus d’ontologie dans le domaine de la sexualité. Il ne s’agit plus de se définir en tant qu’hétérosexuel, d’homosexuel ou de bisexuel, mais de se penser comme étant en perpétuel devenir. Nous nous laissons submerger par nos propres potentialités, par nos désirs et nos plaisirs changeants. Foucault exprime cette nouvelle conception de la personnalité et de l’identité en ces termes, en la comparant à une définition ontologique de l’identité sexuelle : " si l’identité devient le problème majeur de l’existence sexuelle, si les gens pensent qu’ils doivent "dévoiler" leur "identité propre" et que cette identité doit devenir la loi, le principe, le code de leur existence ; si la question qu’ils posent perpétuellement est : "cette chose est-elle conforme à mon identité ?", alors je pense qu’ils feront retour à une sorte d’éthique très proche de la virilité hétérosexuelle traditionnelle. Si nous devons nous situer par rapport à la question de l’identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques. Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d’innovation16  ". Ces possibilités de création sont présentes surtout dans la mesure où nous nous posons la question du choix du sexe de notre partenaire, où nous prenons en compte tous nos désirs, qu’ils soient homosexuels, hétérosexuels ou bisexuels, pour suivre les pratiques sexuelles qui nous conviennent.

Mais le problème de cette conception créatrice et fluide de l’identité sexuelle est de nous laisser sans autre repère qu’une sorte de fidélité à soi, de fidélité à une liberté créatrice nous permettant de faire de notre vie personnelle une évolution perpétuelle. Foucault, en faisant sortir les individus du carcan de l’ontologie d’une identité sexuelle, tente d’établir la notion d’une sorte de fidélité à soi selon une nouvelle définition de ce qui est éthique. L’action morale implique en effet " un certain rapport à soi ; celui-ci n’est pas simplement "conscience de soi", mais constitution de soi comme "sujet moral", dans laquelle l’individu circonscrit la part de lui-même qui constitue cet objet de pratique morale, définit sa position par rapport au précepte qu’il suit, se fixe un certain mode d’être qui vaudra comme accomplissement moral de lui-même17  ". Or cette notion de fidélité à soi par le biais d’une construction de sa propre morale pose problème à son tour : comment trouver des repères en soi pour pouvoir garder une image de soi ? Définir la sexualité seulement sur le plan des pratiques sexuelles semble en effet empêcher le retour sur soi, la réflexivité, et la constitution d’une image de soi. En apportant alors cette libération appréciable dans le domaine de la sexualité, Foucault a été en même temps appelé à détruire la notion d’identité sexuelle elle-même, et a contribué à rendre encore plus difficile la constitution du sujet qui ne possède plus aucun repère pour s’apprécier en tant que soi.

Le seul repère laissé consiste en la pratique. Ainsi, même la libération que Foucault apporte ne se situe pas sur le plan d’une libération sexuelle prise au premier degré, mais sur celui d’une création de pratiques de liberté dans le domaine de la sexualité. Il avoue insister sur les pratiques de liberté plutôt que sur " les processus de libération, qui, encore une fois, ont leur place, mais ne me paraissent pas pouvoir, à eux seuls, définir toutes les formes pratiques de liberté. [...] Est-ce que cela a un sens de dire "libérons notre sexualité" ? Est-ce que le problème n’est pas plutôt d’essayer de définir les pratiques de liberté par lesquelles on pourrait définir ce qu’est le plaisir sexuel, les rapports érotiques, amoureux, passionnels avec les autres18  ? Ce problème éthique de la définition des pratiques de liberté est [...] beaucoup plus important que l’affirmation, un peu répétitive, qu’il faut libérer la sexualité ou le dire ". En matière de sexualité, les pratiques de liberté nous libérant de la notion d’identité sexuelle aboutissent à la conscience des façons de " se conduire éthiquement dans les rapports de plaisir avec les autres ". Reste à savoir si réellement les pratiques sexuelles sont suffisantes pour pouvoir exprimer pleinement ce que nous sommes sexuellement et ce que nous désirons être.

L’ouverture qu’opère Foucault aboutit à une libération problématique qui ne permet pas de proposer de nouveaux repères pouvant nous aider à constituer notre propre identité sexuelle en dehors des carcans imposés par la société et le pouvoir. Il nous laisse aux prises avec nos propres désirs, notre propre personnalité créatrice en matière de pratiques de soi et de pratiques sexuelles. Il atteste ainsi de ce que la sexualité " fait partie de la liberté dont nous jouissons dans ce monde. La sexualité est quelque chose que nous créons nous-mêmes — elle est notre propre création, bien plus qu’elle n’est la découverte d’un aspect secret de notre désir. Nous devons comprendre qu’avec nos désirs, à travers eux, s’instaurent de nouvelles formes de rapports, de nouvelles formes d’amour et de nouvelles formes de création. Le sexe n’est pas une fatalité ; il est une possibilité d’accéder à une vie créatrice19  ".





Références bibliographiques


  1. R.J.Stoller, Masculin ou féminin, Paris, PUF, 1989, p.30 [Retour au texte]
  2. G.Groddeck, Le livre du ça, p.259 [Retour au texte]
  3. R.J.Stoller, Opus cit., p.31 [Retour au texte]
  4. J.B.Pontalis, "L'insaisissable entre-deux", Bisexualité et différence des sexes, Paris, Gallimard, 1973, p.29 [Retour au texte]
  5. S.Freud, "Sur la psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine" (1920), Névrose, psychose, et perversion, PUF, 1973, p.269 [Retour au texte]
  6. S.Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, p.54 [Retour au texte]
  7. S.Freud, "Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité" (1908), Névrose, psychose et perversion, p.155 [Retour au texte]
  8. S.Freud, "Sur la psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine" (1920), Névrose, psychose et perversion, p.256 [Retour au texte]
  9. M.Foucault, "L'Occident et la vérité du sexe", Dits et écrits III, Gallimard, p.103 [Retour au texte]
  10. Herculine Babin, dite Alexina B., Gallimard, 1978 [Retour au texte]
  11. M.Foucault, "Le mystérieux hermaphrodisme", Dits et écrits III, Gallimard, p.624 [Retour au texte]
  12. La Volonté de savoir, p.205 [Retour au texte]
  13. M.Foucault, "Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l'identité", Dits et écrits IV , Gallimard, p.739 [Retour au texte]
  14. La Volonté de savoir, p.58-59 [Retour au texte]
  15. M.Foucault, "Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l'identité", Dits et écrits IV , Gallimard, p.739 [Retour au texte]
  16. M.Foucault, "Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l'identité", Dits et écrits IV , Gallimard, p.739 [Retour au texte]
  17. M.Foucault, "Usage des plaisirs et des techniques de soi", Dits et écrits IV, Gallimard, p.558 [Retour au texte]
  18. M.Foucault, "L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté", Dits et écrits IV, Gallimard, p.712 [Retour au texte]
  19. M.Foucault, "Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l'identité", Dits et écrits IV , Gallimard, p.735 [Retour au texte]



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